Le Net dans les étoiles

in which the French newspaper Libération describes Lloyd as a gifted student.

The original article is available from the archives of Libération Multimédia.

Other media coverage of Lloyd's satellite constellations is available.


Les grandes manoeuvres ont commencé à quelques milliers de kilomètres au-dessus de nos têtes. Pour accélérer les échanges de données sur le réseau, quelques centaines de satellites en orbite basse seront lancés d'ici à 2002. Ces projets, qui coûtent des milliards, opposent Américains et Européens.

Le Net dans les étoiles
Libération, le 27 février 1998

par Frédéric Filloux

L I E N S   U T I L E S

Les sites des trois projets Skybridge, Celestri, Teledesic, contiennent une documentation abondante sur les futures constellations. Dans une université britannique, un étudiant doué à réalisé LE site sur les satellites en orbite basse. Il renvoie sur de spectaculaires animations du Geometry Center de l'université du Minnesota. Enfin le Seattle-Post Intelligencer suit tous les développements de Teledesic (comme d'ailleurs de Microsoft et Boeing, deux employeurs de la région...) et ses archives sont en ligne.
Dans sa poussière d'îles du Pacifique Ouest, le Dr Greg Dever se sent coupé du monde. Pour le responsable du Western Pacific HealthNet, le programme de santé publique de la région, la réalité de la télémédecine, ce sont des modems poussifs, des sites web réduits au minimum, des consultations par courrier électronique entre dispensaires des îles Chuuk ou Palau. Dans ces îles, pas question de visionner une radiographie ou une photo à distance. «La situation n'a cessé de s'aggraver expliquait le Dr Dever lors d'un colloque, cet hiver à Nouméa, sur les nouveaux moyens de communication. Dans sept îles sur huit qui ont opté pour l'indépendance (elles étaient sous protectorat américain, ndlr), le revenu par habitant s'est effondré et la mortalité infantile s'est envolée.» Greg Dever est aux prises avec une réalité tragique. Il ne se berce pas d'illusions sur les miracles de cette télémédecine vue par Bill Gates ou Nicholas Negroponte, qui promettent des robots chirurgiens ou l'accès à un vaste savoir multimédia.

C'est pourtant le grand projet d'Alcatel pour 2002. Dans ses ateliers de Toulouse, des centaines d'ingénieurs s'activent sur la future constellation de satellites du projet Skybridge. Objectif: constituer un réseau pour l'échange rapide de données multimédias. Un tel réseau de satellites permet de contourner le goulot d'étranglement de la connexion à l'Internet chez l'usager, généralement par modem. La faiblesse des débits entre le fournisseur d'accès et l'internaute empêche le développement des applications gourmandes: vidéos, visioconférences, animations multimédias... Aujourd'hui, les Etats-Unis installent de la fibre optique au rythme de 6 000 kilomètres par jour; à cette allure, pour remplacer la totalité des fils de cuivre du pays, il faudrait 890 ans et 700 milliards de dollars d'investissement. Le Japon aurait besoin de 15 ans et de 500 milliards.

Alcatel n'est pas le seul sur ce futur marché: deux autres projets - américains - sont en lice. Le plus connu est Teledesic, cofinancé par Bill Gates et Craig McCaw, le multimilliardaire du téléphone cellulaire. Outre ses prestigieux fondateurs, la firme avait d'autres raisons de faire parler d'elle. Au départ, Teledesic tablait sur une constellation de 840 satellites, cette escadrille spatiale a depuis été ramenée à 340, puis à 288. Ces satellites sont connectés entre eux (alors que ceux de Skybridge ne servent que de relais entre des stations terriennes). «Un simple problème de soft», avait alors dit Bill Gates (c'était avant Windows 95). Simple mais cher, puisqu'il coûtera plus de 60 milliards de francs, contre une vingtaine pour Skybridge (calculé sur un dollar à 6 F). On peut toujours faire plus compliqué. Celestri, de l'américain Motorola, ajoute une couche supplémentaire dans sa vision spatiale, avec une constellation mêlant 63 satellites en orbite basse et 9 satellites géostationnaires (2 au départ), tous interconnectés pour combiner les avantages des deux systèmes. Coût estimé: près de 80 milliards de francs. Skybridge et ses concurrents américains sont les programmes les plus ambitieux de l'industrie des télécommunications spatiales. Plusieurs centaines de satellites prendront leur orbite à 1500 km d'altitude.

Pourquoi de telles constellations? Essentiellement pour accélérer les temps de réponse. Positionné à 36 000 km au-dessus de l'équateur, un satellite géostationnaire apparaît fixe vu de la Terre. Inconvénient majeur, un signal met une bonne demi-seconde à faire l'aller et retour. Un délai incompatible avec des applications multimédias. La solution? Recourir à des satellites en orbite basse, situés à moins de 2 000 km d'altitude, dont le temps de réponse sera réduit à 20 millisecondes, soit autant qu'avec un câble coaxial ou optique.

Le choix américain d'une interconnexion en plein ciel apparaît douteux au camp français: cela impose des satellites plus lourds (3 tonnes pour les satellites de Celestri contre 800 kg pour Skybridge) et il est impossible de les remettre à niveau en cas de besoin (à terre, si on veut augmenter le débit, ou simplement réparer un commutateur, il suffit de changer une carte). Mais cette divergence technologique entre Français et Américains aura aussi des conséquences sur l'économie des projets. Sur les tarifs, il semble que, pour quelques dizaines de dollars par mois, on puisse disposer d'une connexion une centaine de fois plus rapide qu'avec un modem standard. Les stations terriennes coûteront environ 700 dollars pour un individuel et dix fois plus pour une entreprise.

La vraie question porte sur le système de facturation: en forçant le trait, on aura le choix entre un modèle décentralisé et politiquement correct orienté tiers monde (l'européen), et une commercialisation plus World Company (américaine), pour employer un fantasme en vogue. «Nous avons une approche plus modeste, explique Hervé Sorre, responsable du développement marketing chez Skybridge. Notre attitude est celle d'un pays habitué à négocier...» Son travail consiste à parcourir le monde pour sceller des alliances avec les compagnies de téléphone locales (les «telcos» dans le jargon) qui assureront la gestion des abonnés. Car si notre médecin de Palau veut pouvoir consulter à distance, il lui faudra prendre un abonnement auprès de son opérateur local... lequel ne lui appliquera pas forcément un tarif correspondant à ses coûts réels.

A l'inverse, dans les systèmes type Celestri ou Teledesic, le même client pourra passer directement contrat avec l'opérateur américain des constellations. Les Français se gaussent de cette facturation à Seattle ou à Schaumburg, Illinois (siège de Motorola), qui s'apparenterait à un impérialisme déclaré. «Mais ils ont tort, s'insurge Jean-Claude Guédon, professeur à l'université de Montréal. Dans beaucoup de pays pauvres, les télécoms sont contrôlées par la bourgeoisie locale, qui s'enrichit considérablement avec des situations de monopole où sont pratiqués des prix très élevés.» Et de citer des pays où la moitié des recettes des «telcos» atterrissent dans la poche des potentats locaux. Pour Jean-Claude Guédon, le modèle de Skybridge risque de perpétuer ces dérives en donnant aux oligarchies des Caraïbes ou d'Afrique les moyens de prélever une dîme toujours plus importante, sans aucun bénéfice pour les économies locales. Dans ces conditions, un modèle plus centralisé défendu par les projets américains aura peut-être quelques avantages.

Compte tenu des investissements, la couverture des pays du tiers monde n'est de toute façon pas la priorité de ces systèmes. Au détour d'une documentation sur l'Internet, on découvre que les technologies Celestri et Teledesic supportent mal les pluies tropicales qui brouillent les transmissions (mais le crachin façon Londres ou Seattle, ça va). Et dans tous les cas, l'essentiel du trafic sera destiné aux pays industrialisés.

Greg Dever risque d'attendre longtemps sa télémédecine du troisième millénaire.


text from Libération Magazine, February 1998